Quand j’étais en terminale, je n’avais qu’une préoccupation : jouer, avec ou sans mes amis, aux jeux vidéo. Mais à mon grand désarroi, ce n’était pas la seule chose à laquelle je pouvais consacrer mon temps. Il y avait les cours, bien sûr, et les trajets interminables pour m’y rendre et en revenir. Il y avait les repas de famille, aussi. Et il n’était pas question pour moi de jouer moins qu’avant, car les jeux, surtout avec mes amis, étaient une échappatoire. Cette échappatoire était la raison pour laquelle je me levais le matin, la chose vers laquelle mon esprit voguait quand j’arrêtais inexorablement d’écouter mes professeurs. Alors, quand on est à la place d’un adolescent qui court vers sa majorité, qui arrive à la fin de ses études générales, qui habite loin de son lycée et qui veut pouvoir prendre du temps pour son principal loisir, on cherche à en gratter là où il est accessible. Et il se trouve justement qu’il y a un monolithe de temps qui peut sembler perdu, qui venait se placer, tous les jours, entre le moment où je quittais le bus et le moment où je courrais pour le reprendre : celui que je passais dans mon lit, à dormir.
Je suis donc allé récupérer un peu de ce temps libre que je convoitais tant dans ce réservoir qui me semblait au début sans fond. Peu à peu, mes neuf heures de sommeil en devinrent sept. Puis six, puis cinq. Puis quatre. J’arrivais toujours à me réveiller le matin, grâce à de multiples réveils aux sonorités criardes, au moins suffisamment pour déplacer mon corps jusqu’au siège du bus où je terminais ma nuit. Et j’étais satisfait, car mon but original était atteint : j’avais, enfin, du temps pour m’évader.
Bien sûr, tout cela s’est fait sur un temps long, et cette descente n’a pas commencé en terminale. Et je ne le faisais pas consciemment. Au fond, j’étais convaincu que le sommeil n’était pas si important que ça : quand je jouais, à la fin de mes journées, j’étais bien éveillé. Et c’est ce qui comptait. Le fait que ma mémoire soit de plus en plus mauvaise, au point que je ne me souvienne que très peu de ces années, n’était pas important. Le fait que je prenais du poids, que j’étais constamment agressif, n’était pas important.1
Ce n’est que six ans plus tard, au moment où j’écris ces lignes, que je prends pleinement conscience de mon erreur. J’étais en manque chronique de sommeil. Si mon corps était capable de fonctionner — les fonctions les plus importantes du cerveau et, plus largement, du corps, sont entretenues durant le sommeil profond, qui survient en premier durant la nuit —, mon esprit était pratiquement incapable de se régénérer, de prendre du recul — les émotions, les souvenirs, les situations sont assimilées durant le sommeil paradoxal, durant lequel on rêve, qui est déclenché quant à lui dans un second temps. En dormant quatre heures par nuit, je ne laissais tout simplement pas à mon corps le temps de respirer.
Si cette erreur m’est évidemment imputable, elle est aussi le symptôme de quelque-chose de plus grand. Car oui, je ne suis pas le seul être humain à avoir été en manque chronique de sommeil. Ce n’est pas une anomalie. C’est aujourd’hui la norme.
Si la nuit était, pour nos lointains ancêtres, une période de repos imposée par la nature, elle n’est plus aujourd’hui qu’une extension de nos journées. Nous l’avons désacralisée. Pensez à ces journées d’hiver où nous partons au travail aux feux de nos voitures ou des éclairages publics, pour rentrer chez nous guidés par ces mêmes lumières synthétiques. Nous avons oublié, en tant qu’espèce, l’importance cruciale que revêt le sommeil dans notre fonctionnement biologique. Nous le voyons comme une corvée, alors qu’il est en réalité notre principal atout pour bâtir une vie saine.
Car oui : ses bienfaits sur notre santé sont innombrables. Notre cerveau se sert de ce temps de repos pour entretenir nos connexions nerveuses, pour en concevoir de nouvelles et se débarrasser de celles qui ne sont plus utiles. Nos muscles se régénèrent et nos systèmes immunitaire et cardiovasculaire s’entretiennent. En fait, il est plus difficile de désigner des éléments de notre corps qui ne tirent pas bénéfice d’une bonne nuit de sommeil que l’inverse. Le sommeil est une cure de jouvence dont la prescription est renouvelable chaque soir.
Alors, bien sûr, il est parfois préférable de rester éveillé. Pour une belle soirée — voire une nuit qui s’étire jusqu’aux premiers chants des oiseaux — passée avec des amis ou de la famille. Pour assurer son créneau au travail. Pour terminer un dossier qui ne pouvait, évidemment, pas être réalisé avant. Ou pour économiser de l’argent sur son trajet en partant en voyage à la lumière des étoiles.
Je n’écris pas ces lignes pour vous empêcher de vivre ces soirées-là. La vie vaut la peine d’être vécue, et les plus beaux moments ne disparaissent pas avec le Soleil. Je les écris pour vous interpeller sur ces autres soirées, que l’on vit seul ou à deux, en tête-à-tête avec nos téléphones face à des fils infinis que l’on oublie instantanément, ou couchés devant des épisodes de séries qui s’enchaînent sans nous demander notre avis.
J’ai pris conscience qu’en rabotant des heures de sommeil à chacune de mes nuits, je gagnais certes du temps sur le court terme. Mais si je vivais plus, je vivais moins bien. Pour ces six heures de jeu que je m’octroyais chaque soir, j’en vivais quatorze à somnoler, quand je ne m’endormais pas simplement dans le bus ou sur ma table de classe.
J’ai pris conscience qu’un sommeil de qualité est le terreau d’une vie en bonne santé. Ma mémoire est revenue, et mes progrès sportifs sont décuplés. Je ne suis plus agressif, car je laisse enfin le temps à mon esprit de se reposer.
J’ai surtout pris conscience, moi qui me croyait insomniaque, qu’un sommeil de qualité est accessible pour la plupart d’entre nous si l’on prend le temps de s’y conditionner : en dormant à heures fixes, en limitant les lumières synthétiques avant d’aller dormir, en ne mangeant pas trop tard, entre autres.
En s’inspirant de la manière de faire de nos lointains ancêtres, finalement.
Les réflexions qui ont donné naissance à ce texte me sont venues durant la lecture du livre Why We Sleep: Unlocking the Power of Sleep and Dreams, écrit par le scientifique états-unien Matthew Walker.
Test d’une note de bas de page. ↩︎