La guerre de Crimée, qui opposa de 1853 à 1856 l’Empire russe à une coalition formée de l’Empire ottoman, de l’Empire français de Napoléon III, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne, est parfois considérée comme la première « guerre moderne », du fait de l’utilisation de nouvelles technologies comme les bateaux à vapeur, le chemin de fer ou, ce qui nous intéresse ici, le télégraphe et la photographie.

Pour la première fois, le public européen a pu suivre dans les journaux un conflit majeur « en direct ». Ne nous méprenons pas, ce n’est pas le direct que l’on entend aujourd’hui, instantané et mis sur un piédestal par les chaînes d’information en continu. Mais le télégraphe a permis aux correspondants de guerre de faire remonter les informations suffisamment rapidement à leurs rédactions pour qu’elles puissent raconter le conflit d’un jour à l’autre, et la photographie a mis en image ces paroles.

Cette révolution technologique n’est qu’un wagon dans le long train des innovations qui ont changé la façon dont on a appréhendé les communications ces derniers siècles. Et tous ces wagons ne sont pas de la même classe : le commun des mortels, s’il a pu en profiter par procuration dans le cadre des journaux, par exemple, n’a pas directement pu bénéficier de cette facilitation des échanges.

Ma mère, qui a assisté à la démocratisation de la télévision, puis d’Internet, m’a souvent raconté une histoire pour illustrer le décalage qu’elle ressent entre le monde « de maintenant », et celui de son enfance, il n’y a pourtant pas si longtemps : lorsque mon grand-père est parti en voyage d’affaires aux États-Unis, en 1972, il n’a pas pu donner de nouvelles à sa famille pendant plus de trois semaines, de son départ du quai de la gare qui devait l’emmener à Paris jusqu’à son retour sur ce même quai. Il aurait pu envoyer une lettre, mais elle l’aurait difficilement battu. C’était la norme : faute de mieux, nous patientions.

Progressivement, les téléphones fixe puis portable se sont répandus, avec l’amélioration continue des réseaux mobiles pour les appuyer. Le grand public a goûté à l’instantanéité des appels, puis des messages. Plus largement, l’information est devenue instantanée.

Il est difficile de concevoir à quel point ce changement est fondamental. Désormais, il est possible de contacter d’autres personnes, où qu’elles soient, instantanément. À condition, bien sûr, qu’elles soient à portée d’une antenne, mais les situations contraires tendent à se rarifier avec le développement d’offres de connectivité par satellite. Et nous ne parlons pas que de messages : on peut envoyer des images, des vidéos, s’appeler, et naviguer sur Internet en direct.

Cela est désormais normal, bien qu’il s’agisse indéniablement d’une prouesse technologique à tous niveaux. Mais celle-ci a un revers : contacter quelqu’un, que l’expéditeur soit une personne propre ou une entreprise, impliquait auparavant un coût d’entrée : il fallait savoir comment contacter la personne — en ayant son adresse, par exemple —, et payer un coût — l’affranchissement de l’enveloppe — pour pouvoir la joindre directement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : les communications sont instantanées et pratiquement gratuites.

J’ai compris le problème sous-jacent lorsque j’ai commencé à utiliser une montre connectée, lors de mon entrée en école. Vu que je n’étais pas encore familier avec cette famille de produits, j’ai laissé de nombreux paramètres dans leur comportement par défaut : y compris la réception des notifications. Pour chaque message, pour chaque appel qui m’était destiné, je sentais une vibration sur mon bras — ce qui peut se défendre, pour quelqu’un qui souhaite être informé rapidement. Mais c’était également le cas pour les messages groupés, les actualités ou, pire, les messages promotionnels de certaines entreprises. En ne contrôlant pas mes notifications, j’ai offert à l’ensemble de mon entourage, et des entreprises dont je consomme d’une manière ou d’une autre les produits, une porte ouverte sur la chose qui nous est le plus cher : mon temps, et surtout, mon attention.

J’ai toujours été vu par mon entourage comme le « geek » de service. Je suis le premier à avoir les gadgets les plus récents, et nombre de personnes autour de moi ont su que, lorsque l’on m’envoyait un message, je le recevais directement sur ma montre. Cela est devenu un attendu : si je ne répondais pas rapidement, la personne qui me contactait savait inconsciemment que j’avais choisi, volontairement, de ne pas répondre directement.

J’ai donc pris la décision, pour mon bien-être personnel, de couper pratiquement l’ensemble de mes notifications, en trois étapes : en désactivant la possibilité pour les applications promotionnelles de me contacter tout court ; en restreignant à une poignée de personnes la possibilité de me contacter directement sur ma montre, et donc directement ; et en limitant cette possibilité à certaines parties de la journée bien délimitées. Mon attention est mon bien le plus précieux, et il est inconcevable de laisser à une entreprise quelconque le droit de se l’approprier arbitrairement pour me vendre quelque-chose dont je n’ai pas besoin. Et pour le reste, je n’ai pas besoin d’être au courant de tout instantanément.

Au-delà de mon cas propre, le développement de cette instantanéité des communications a créé de nouvelles attentes à l’échelle de la société. Les parents s’inquiètent de ne pas recevoir de nouvelles immédiates de leurs enfants lorsqu’ils les contactent, et s’imaginent des scénarios inconcevables ; chaque pause dans une conversation, chaque silence est interprété ; et les plus jeunes n’ont connu que cela, ce qui en fait leur norme.

Surtout que les messageries d’aujourd’hui, au-delà de proposer une instantanéité, donnent tout un éventail de métadonnées permettant d’en savoir bien trop sur son interlocuteur : le statut de connexion, ainsi que le temps depuis son dernier passage ; l’indicateur de saisie, c’est-à-dire les petits points qui montrent qu’il est en train d’écrire — pire encore, sur Snapchat, sa simple présence dans la conversation ; ou encore les confirmations de lecture. Nos interlocuteurs savent qu’il est possible de nous contacter rapidement, et ces applications donnent des moyens et créent des attentes qui ne sont pas naturelles.

De même, nombre d’entreprises peuvent désormais traquer vos faits et gestes de la même manière que vos interlocuteurs, et chercher à obtenir votre attention par les mêmes canaux. N’avez-vous pas déjà reçu des notifications vous appelant à revenir sur une application parce que vous ne l’avez pas ouverte depuis quelques temps ? Il y a encore plusieurs décennies, ces entreprises auraient dû vous connaître personnellement et dépenser de l’argent pour vous contacter de manière aussi intrusive. Aujourd’hui, c’est automatique, pour un coût dérisoire.

Prenons, ensemble, du recul. Désactivez ce qui peut l’être, que ce soit les fonctions de suivi dans les applications de messagerie ou les notifications promotionnelles de certaines applications, et reprenez le contrôle de votre attention. Limitez le bruit, et concentrez-vous sur ce qui est réellement important. Vous n’avez pas à être joignable constamment, et vous n’avez pas à répondre immédiatement. Il existe un entre-deux entre le silence radio qu’impliquait un voyage il y a quelques décennies, et l’immédiateté intrusive qu’engendrent nos nouvelles méthodes de communication.

Peut-être existe-t-il également un juste milieu dans le cadre médiatique. La culture de l’immédiateté dans laquelle nous baignons, phase finale du processus accéléré à l’époque de la guerre de Crimée, découle directement de cette instantanéité des communications. Nous vivons à l’époque de la petite phrase et de l’émotion, que l’on cherche à obtenir pour remplir les bandeaux d’information des chaînes diffusant en continu. Auparavant, l’actualité allait plus vite que les canaux permettant de la diffuser, et il était donc nécessaire de la résumer, la condenser ; mais c’est désormais l’inverse, et il faut donc créer l’actualité pour qu’elle puisse suivre le pas cadencé, insatiable, de l’immédiateté. Il n’est plus question d’attendre les faits, nous devons donc nous contenter des réactions.

Nous avons les mêmes attentes pour le monde que pour nos conversations.

Revoyons-les ensemble. N’allons pas plus vite que le temps.